(témoignage de Pierre Denouald, son compagnon d'évasion)
Jean-Louis Berthélémé fut envoyé au kommando de Grossbeeren,
composé presque essentiellement de Bretons, moi-même ayant habité
huit ans les Côtes-du-Nord et quatre ans l’Ille-et-Vilaine, nous
sympathisâmes très vite. Il faisait le forgeron pour le compte de la
reichsbahn – commando Schulz.
Il s’évade la première fois, vers le 10 mai 1941, en plein jour à 10 heures
du matin ; il saute dans un train de marchandises qui descendait sur Halle,
change de train en route et arrive à Wasserbiliss où il est pris dans un
wagon, puis emprisonné à Trèves.
Il s’échappe à nouveau en descendant du 3éme étage par une gouttière, arrive sur un appentis, coupe six fils téléphoniques de l’armée,
pour descendre au sol, la gouttière étant trop branlante(Ce qui lui vaut d’ailleurs dix jours supplémentaires de cellule pour destruction de
matériel militaire). Il traverse la ville de Trèves en plein jour, pieds nus, les boches lui ayant enlevé ses chaussures. Repris à la frontière du
Luxembourg le surlendemain, il est coffré au poste de douane.
A huit heure du soir, à la brume, demande de sortir pour un besoin naturel,
un boche l’accompagne pistolet au poing, Jean saute brusquement
par-dessus une haie au nez et à la barbe du boche et s’engage à toute vitesse
sur le pont du Luxembourg, le boche tire, siffle, fait un tapage de tous les
diables. Par malheur, une patrouille arrive sur le pont et ramasse Jean
pour la troisième fois.
Cette fois il est gardé à vue, retour au stalag III à Straff Compagnie, 21 jours
de cellule. C’est là que je le retrouve.
Nous combinons cette fois de partir à deux, mais n’ayant pas assez
d’argent pour acheter des vêtements civils et payer le train(car nous
tentons l’évasion par train de voyageurs), nous prenons avec nous, au
dernier moment, René Bachelier qui paye en grande partie.
Nous partons à trois, Jean, René et moi, le 9 août à 0h30. Deux tuyaux
d’égout de 0,45m de diamètre à s’envoyer ; un sous chaque chemin de
ronde.
Je passe le premier, poussant une valise, avec aux pieds trois paires de godasses attachées avec une ficelle. René vient après, il se coince
au milieu du tuyau et étouffe, je l’attrape par une patte, on passe les bagages avec un va-et-vient. Jean essaie de passer à son tour, mais il
est trop gros ; il veut passer le chemin de ronde par dessus, je réussis à l’empêcher, nous sommes sous une lampe du chemin de ronde et
entre deux miradors. Enfin, il entre dans le tuyau les pieds en avant, il met au moins vingt minutes, ce doit être effrayant pour lui mais il
est souple comme une anguille, il arrive enfin, couvert de sueur, encore cent mètres à ramper avec tout le bazar.
Second tuyau, mais moins de danger cette fois : un mirador seulement avec guetteur ; l’autre est vide, nous le savons et le bois de sapin
est tout proche.
Encore cinq mètres. L’eau coule dans le tuyau ; même processus ; je passe le premier, poussant la valise à provisions, tout à coup
j’entends « floc », la valise est dans le jus, les biscuits vont être propres!. Nous avions tout prévu sauf qu’il y avait 1,50m d’eau à la sortie
dans le bois. Un plongeon, pas commode avec les pieds dans le tuyau, j’ai de l’eau jusqu’aux épaules ; puis le va-et-vient : les godasses,
les paquets de frusques civiles, puis René, puis Jean.
Cette fois ça y est, nous sommes sortis de la petite cage, reste à sortir de la grande. Nous sommes trempés et couverts de boue, mais si
contents!. On s’habille plus loin dans les champs car le bois est dangereux.
Au loin on aperçoit les lumières des chemins de ronde et les miradors qui donnent un coup de phare de temps en temps. Tous les trois,
on danse tellement on est heureux. Jean saute sur place comme un enfant.
On prend le train à Luckenwald le matin à 6h25. Jean qui parle allemand ainsi que plusieurs autres langues, anglais, polonais, a pris les
billets. Arrivés à Berlin à 4h30. Jean reprend des billets pour Halle, départ à 8h12, arrivés à Halle à 11h20. Nous mangeons quelques
biscuits ; pas de contrôle, rien.
Départ de Halle à 12h30, nous sortons dans la ville ; arrêtés par la police dans la rue, Jean leur explique que nous sommes Italiens et que
nous cherchons un hôtel. Ils nous laissent aller, sans lui nous étions flambés.
Nous retournons à la gare et prenons le train pour Düren à 0h35 ; arrivés à Düren à 1h30. Nous marchons la nuit et le jour, nous nous
cachons dans les blés ou les bois, il pleut sans arrêt.
La frontière Belge est proche, le jour, on se cache dans un champ de blé en gerbe, il y a des gens pas loin, des gosses qui jouent, René
bouge et fait tomber une gerbe. Nous sommes repérés, cernés et pris, c’est le 14 Août à 19 heures.
Conduits à la prison d’Eschwiller, dont nous avons gardé un bon souvenir, Jean leur raconte que nous sommes des civils français en
permission, mais que nous avons perdu nos papiers. Ils nous croient, un inspecteur nous accompagne à l’arbestielle d’Aix-la-Chapelle.
Coffrés à nouveau. Dix jours de cellule.
Transférés à la prison de Dusseldorf, puis à celle d’Essen, très peu de temps, puis finalement le 26 août à 18h30 dans un arbeit-lager dont
j’ai oublié le nom mais qui se trouve assez près d’Essen, auprès d’un camp d’aviation, dont les hangars sont masqués par des jardins. La
misère va commencer pour nous.
A peine arrivés, on nous fait courir pendant une heure sans arrêt devant les boches formant une haie, qui nous cognent au passage : coup
de crosse, coup de bottes, coup de triques ; ils s’acharnent sur ceux qui tombent ; ensuite une heure debout contre un mur, les bras levés,
il faut siffler sans arrêt.
Il y a avec nous de vieux Tchèques ; dont un de 63 ans ; ces pauvres vieux ne tiennent pas longtemps ; alors ils les font sauter sur la pointe
des pieds jusqu’à ce qu’ils tombent.
Dans ce camp, défense de marcher, il faut toujours courir, quinze heures de travail pénible et pas grand-chose à manger.
Pas un homme qui ne soit marqué au visage par un coup de crosse ou de schlague. Ceux qui nous gardent sont de jeunes nazi, arrogants
et cruels. Les détenus sont tous d’une maigreur effrayante ; il y a là un peu toutes les races : Français, Polonais, Italiens, Danois,
Hollandais, etc. et même des Allemands.
Le lendemain soir, je réussis à retrouver Jean, toujours en courant, car pris à marcher cela coûte cher.
Tout deux nous décidâmes de filer le soir même. René ne voulut pas nous suivre, lui ayant montré par où nous voulions passer,il nous
dit que nous étions dingos, qu’on allait se faire buter, et qu’il préférait attendre.
C’est là que nous avons perdu notre pauvre René qui avait financé l’affaire pour son malheur. L’ont-ils pendu le lendemain matin, ou tué à
coup de bottes,(car d’après les autres prisonniers, il n’y avait jamais eu d’évasion dans ce camp) nous ne savons pas, car nous n’avons
jamais pu avoir des ses nouvelles, ni au stalag, ni ailleurs.
Pour sortir de ce camp de misère,(le stalag après était du sucre), il y avait le chemin de ronde classique avec à l’intérieur un réseau Brun
(grosse bobine de fil de fer hérissée de pointes, et déroulée le long de la tranchée ou du boyau à protéger), des
cloisons de barbelés et une cloison de bambous.
Ajoutez à cela les rondes continuelles, les chiens et pas d’outillage pour rompre les barbelés, mais les muscles de Jean suffisaient ; il
écartait doucement les fils et faisait craquer les attaches, je me glissait comme une couleuvre et ensuite je l‘aidais à passer.
La nuit était noire comme de l’encre, nous avons mis vint-cinq minutes à traverser le réseau Brun, par deux fois la patrouille nous a frôlés,
heureusement qu’ils n’avaient pas leurs chiens, mais dieu guidait nos pas. Je me souviens qu’un ver luisant brillait au seul endroit où la
cloison de bambous pouvait permettre le passage en écartant les fibres…
Nous sommes sortis de ce camp maudit le 27 août comme minuit sonnait. Ensuite, marche de trente kilomètres sans arrêt, il s’agissait de
mettre du large entre eux et nous, car repris nous étions pendus devant tous les prisonniers pour l’exemple. Partis sans nourriture, nous
avons mangé des choux crus, des carottes, des patates prises dans un jardin.
Nous avons pris place, au vol, dans un wagon de marchandises, sur le ballast, le 28 août dans la nuit.
Ce wagon chargé de plaques de ciment translucide nous entraînait dans un joli guêpier ! Jean était descendu en cours de route pour lire
le nom de l’endroit où le wagon nous emmenait, le nom était très mal écrit, nous pensions aller aux environs de Ham. C ’était en fait
au-dessus de Hanovre, près de Niebourg, dans un parc fortifié où il y avait une usine souterraine, nous serions rentrés au stalag en camion
que cela n’aurait pas été mieux!
Le pire c’est qu’ils nous prirent pour des espions, car ayant réussi à sortir du wagon sans être vus, nous avons été pris dans le souterrain
menant à l’usine. Jean intrigué par ce couloir avait absolument voulu voir ce que c’était.
Alors là, menottes aux mains, ils nous ont battus comme plâtre. Jean avait beau leur dire que nous étions des prisonniers de guerre. Ils
nous répondaient que nous étions des espions ; enfin, ayant tout de même téléphoné au stalag III A, ils reçurent confirmation que nous
étions bien des prisonniers de guerre et nous firent des excuses.
Ensuite, c’est à dire le lendemain matin, ils nous dirent qu’ils n’avaient pas cru que nous étions des prisonniers de guerre, sans cela ils
nous auraient pas frapper. « cela nous faisait une belle jambe », j’avais la tête en bouillie, mais Jean était toujours solide, il savait
encaisser.
Ensuite , re cellule (nourriture : quatre petites pommes de terre par jour et 100 gr de pain) au Stalag XII B à Follibostelle, puis retour au
camp en passant par la prison de Berlin, c’était le 8 septembre à 11h du matin. Naturellement Straff-Compagnie : sac de sable de 30kg
avec lequel il faut courir, se coucher, se relever, se mettre à genoux, et cela deux heures le matin et une heure le soir.
Défense de se changer et le « Tatoué » (le tatoué était une sorte de sale bête de boche) nous appuyait sa botte sur le dos pour nous faire
tremper dans les flaques d’eau, à moins qu’il ne nous fasse des croche-pieds quand nous courrions avec le sac. Douze jours plus tard on
nous prévenait que notre punition était signée et qu’on nous descendait en cellule le lendemain matin. Ils étaient bien aimables de nous
prévenir.. le soir même on fichait le camp à nouveau.
Des camarades nous ayant donné des vivres et des vêtements civils plutôt minables il est vrai, mais acceptables quand même, c’était le
18 septembre, il ne restait plus qu’à retourner voir nos tuyaux dont le passage fut facile. Question d’habitude et puis nous n’étions plus
bien gros, la graisse et même la chair avec, avaient fondu au hasard des chemins.
A dire vrai, nous avions moins d’entrain, nous étions las, à peine à 80m du camp, je fais rouler un caillou, aussitôt coup de phare : un
mirador nous avait repérés. Jean me cria : « Ne bouge pas ».
Je n’oublierai jamais cet instant où, planté debout, en pleine lumière, je retenais mon souffle , n’ayant qu’une seule pensée en regardant
le fusil-mitrailleur jumelé, braqué sur nous : « Il va me couper en deux avec sa rafale », puis le phare s’éteignit… pourquoi le guetteur n’a-t-il
pas tiré ? Mystère.
Sans nul doute, si nous avions couru il tirait.
Ensuite, un nouveau wagon de marchandises en gare de Luckenwald, arrivés à Leipzig. Nous sommes découverts dans le wagon, nous
sautons, c’est la course dans la gare, on file à quatre pattes sous les rames de wagons pour dépister les chleus.
Comme nous étions dessous, un train s’ébranle ; couché entre les rails, je voyais Jean devant moi, étendu sur les traverses et les wagons
qui roulaient au dessus de nous. Les wagons ça pouvait aller, mais quand j’ai senti la locomotive qui arrivait, j’ai eu l’impression que mes
cheveux se dressaient sur la tête. Deux wagons avant d’arriver sur nous et la machine a stoppé.
Nous avons sauté entre les roues comme des balles et tout cela pour être repris une heure après dans un wagon où ils nous avaient vu
monter.
Cette fois c’était bien la fin, tout au moins pour un moment. 15 jours de prison à Leipzig puis à nouveau retour au camp où les boches
nous accueillirent avec des cris de joie. Nous étions vidés, surtout moi ; Jean a écopé de 34 jours de cellule et moi 29.
Nous avions 300gr
de pain par jour et une soupe tous les trois jours. Nous sommes restés ensemble pendant dix jours, mais les boches devenus méfiants,
nous ont séparés. En sortant de prison, nous sommes entrés tous deux à l’infirmerie.
Je me souviens d’une réplique au Feldwebel de la Straff qui, voyant nos billets d’infirmerie, demanda ironiquement à Jean combien de
temps il comptait rester tranquille. « Bah ! Lui répondit Jean, tu sais, on sort de prison, on n’a plus d’argent, plus de vivres, il faut tout de
même bien compter 15 jours à 3 semaines ».
Le Feldwebel en est resté sidéré et pendant plusieurs jours, il venait à l’infirmerie voir si nous étions toujours couchés.
Mon récit touche à sa fin. L’officier de discipline, le lieutenant Grimm étant lui-même un évadé de l’autre guerre, avait pris Jean à la
bonne, car il faut reconnaître que si durs que soient les Allemands, ils prisent fort le courage et celui de Jean les avait renversés. Un mois
plus tard, il s’évada à nouveau et parvint à rentrer en France.
Deux mois après, selon sa promesse. Il m’envoyait dans un colis, une fausse carte d’identité. Je partis à nouveau le 27 mai 1942 et arrivais
en France douze jours plus tard. Je n’ai jamais revu mon vieil ami, mon frère de misère, il a continué de progresser sur la voie du salut, de
ce même pas tranquille que je lui connaissait bien, laissant derrière lui la trace lumineuse des héros.
La monstrueuse bête allemande a eu raison de son corps de géant, mais son âme est montée tout droit devant Dieu qui l’attendait.
Pierre DENOUALD
Bourg-en-Bresse